L'installation sonore, entre lieu et étendue de Bastien Gallet
Bastien Gallet est philosophe, rédacteur en chef de la revue Musica Falsa, directeur du festival Archipel à Genève et impliqué dans la maison d'édition Mf qui propose des ouvrages échappant aux classifications traditionnelles.
Bastien Gallet vient de publier un petit essai « Composer des étendues » (publié par l'Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Genève) dans lequel il s'interroge sur les spécificités de l'art de l'installation sonore. Il est revenu, le 22 novembre 05, lors de son intervention au symposium Locus Sonus à l'Ecole d'Art Supérieure d'Aix-en-Provence, sur les rapports entre son et architecture, entre « étendue » et « lieu ». Nous publions ici la transcription de cette contribution personnelle susceptible d'éclairer cette notion encore floue d'installation sonore.
On ne peut poser la question des rapports entre espace et musique qu'en éliminant la notion d'espace, une notion ambiguë (notre notion du sonore n'étant de fait qu'un quasi espace imaginée). Il faudrait donc aborder la question de l'installation sonore en éliminant ce paramètre ou en le désignant autrement. Quand on entend un son, on entend toujours un mixte : le son déterminé par ses sources et le source tel qu'il est répercuté, filtré par le lieu dans lequel on l'entend. On entend jamais un son sans entendre le lieu dans lequel il a été émis. Il faut distinguer ces composantes : l'une est sonore, l'autre architecturale. Le première serait une « étendue » (elle dépend de l'aspect spatial du son en tant que tel), la seconde, un « lieu » (l'acoustique du lieu dépendant du volume, de la forme et du matériau constituant). Les musiciens proposent des « étendues » et les architectes des « lieux ». Les compositeurs ne composent pas sans avoir une idée générique du lieu dans lequel la pièce sera jouée (et pareil pour les architectes). J'appelle ce type de rapport musique-architecture, un « état de lieu ». L'opéra par exemple est un « état de lieu » déterminant un rapport précis entre le type de lieu et la musique qui y est jouée, avec aussi une dimension sociale et politique. On pourrait aussi parler de la musique d'église, du concert de musique de chambre, un état de lieu entre espace public et privé (au 17ème siècle, on joue de la musique de chambre chez soi). Il y a des grands types d'état de lieu avec des types de rapports différents entre musique et architecture ; ils constituent des horizons –contraintes- entre les pratiques musicales et architecturales. Par exemple, quand Helmut Lancheman compose « La petite fille aux allumettes » avec des interprètes dispersées, il remet en cause le mode classique et pose des contraintes. Bien avant, des compositeurs ont réalisé des pièces pour invoquer un nouveau type de rapport et un nouveau type de lieux avec un espace multi-polaire et modulable. Ce type de vœux a été stigmatisé dans les années 50. Stockhausen décrit dans un article célèbre les différents réquisits qu'il applique aux lieux qui peuvent accueillir certaines de ses œuvres tels « Gruppen » (il y parle, entre autres, d'espaces circulaires ou carrés, pas d'estrades fixes mais d'espaces mobiles, d'organisation des sièges à volonté, de niches dans les murs). A peu de chose près, on se rend compte qu'on a presque la disposition de la Cité de la musique qui, en fait, ne propose cet espace que pour 10 % d'œuvres (la majorité sont diffusées à l'italienne). Peu d'auditoriums répondent à ces critères là. Malgré la volonté de compositeurs et d'écritures singulières, la rigidité des orchestres et l'inertie des concerts et des festivals font que ce type de rapports entre architecture et musique n'ont guère évolué.
Ce qui fait la spécificité de cet art sonore n'est pas tant de produire des sons mais de composer des états de lieux avec des rapports spécifiques. A la différence d'œuvres conçues pour pouvoir voyagé. Il y a des exceptions, par exemple l'opéra « Prometeo » de Luigi Nono pour lequel Renzo Piano a créé un lieu spécifique. Je pense surtout à la série des œuvres « Chroma » de Rebbeca Saunders, la seule œuvre de musique écrite dont le but avoué est de composer un état de lieu. Elle est partie d'une série de fragments, avec des partitions écrites pour un groupe instrumental (percussions, piano, guitare électronique, trompette,...). A chaque lieu différent, la compositrice anglaise va disposer ces différents groupes instrumentaux et modifier la durée de leur intervention. Trois lieux ont été à ce jour investis à Londres (le hall des Turbines de la Tate Gallery), à Paris et à Genève. Ces lieux n'étant pas prévus pour le concert, l'artiste peut jouer des propriétés acoustiques du lieu. Ce qu'on entend n'est ni l'œuvre ni le lieu mais entre les deux, un état de lieux.
Les « sound artistes » composent en fonction des lieux, à chaque fois, des sons différents, des durées différents, des volumes différentes, etc. Cette manière de définir les installations sonores exclue nombre d'œuvres définies comme tels, ce ne sont que des diffusions plutôt dans la lignée de l'électro-acoustique, se contentant de « poser » des sons dans un lieu et pas de les « installer ». Les véritables installations sonores sont assez rares. Citons « I'm sitting in a room » d'Alvin Lucier, « Eigen-State and displacement » de Toshiya Tsunoda qui a produit des sons opposés à Kobe (l'installation sonore annulant, dans ce cas, les sons standardisés), les œuvres de Brandon Labelle ou encore la récente installation « Dial-O-Map25° » de Pascal Broccolichi au CAPC. Robin Minard a réalisé une belle installation « Stationen » à Berlin dans un escalier (5 microphones installés dehors dans une arche ouverte dans les ruines du clocher d'une église, afin de capter les sons environnant, l'utilisation de hauts parleurs variés dans l'escalier, des hauts parleurs placés hors de vue,...). Ces différentes couches ne se recouvrent pas mais restent en grande partie transparente les uns par rapport aux autres. Chaque couche produit un état de lieu original et il faut toutes ces couches pour que les sons remplissent le lieu et actualisent l'architecture. Il y a tout un jeu très fin sur la manière dont on peut percevoir l'espace acoustique. « Stationen » serait une variation sur un état de lieu, celui naturel de l'église. On peut comprendre la présentation que fait Minard de cette installation dans le catalogue pour récuser l'opposition entre le sonore et l'architecture ; la musique devient intégralement architecture et vice versa, ce qu'on retrouve peut être dans l'installation de Pascal Broccolichi. On y entend le son à travers le lieu et vice versa, de manière très concrète.
Il faudrait aussi distinguer ce qui relève de l'acoustique à ce qui relève de l'environnement.
On peut remonter à la tradition de la musique ambiante, de Satie à Eno. De toute manière, le lieu apparaît de manière plus complexe que ce qu'on peut imaginer au départ. L'artiste sonore travaille sur ces sons soit en les révélant, les opposant ou encore en les faisant disparaître. Robin Minard fait disparaître les murs y installant une sorte d' « enduis sonore » tandis que Pascal Broccolichi révèle dans « Dial-O-Map25° » tous les sons du lieu.
Chez Minard, il y a cette idée que d'autres sons vont intervenir en fonction des propriétés acoustiques du lieu. Pascal joue dans son installation d'un leurre : les groupes de son reconnaissables à l'oreille n'étaient pas diffusés là où on les aurait imaginé, afin de déplacer le centre d'intérêt. On ne peut pas faire ce type d'installation si on n'a pas une connaissance intime du lieu dans lequel elle se crée. C'est aussi pour cela qu'on a la plupart du temps affaire à des diffusions car soit les artistes n'ont pas le temps ou la possibilité de travailler sur le lieu, soit ils n'ont pas une personnalité assez forte pour le faire. Revenons à Bach qui a composé des bases de fugue très rapides dans l'église Saint-Thomas de Leipzig avec un temps de réverbération très bref. Hors si on les joue dans de plus grandes églises (ce qui arrive souvent), le tempo change et l'intention de l'œuvre initiale n'est pas respecté.
On pourrait aussi parler, dans ce cadre de réflexion sur ce type d'installation, des médias de diffusion et de transmission du son mais ce sera pour une autre fois.
Ttranscription écrite d'une intervention lors du symposium Locus Sonus 22/11/05
Artiste(s) : Bastien GALLET (philosophe), STOCKHAUSEN (compositeur), Helmut LANCHEMAN (compositeur), Rebecca SAUNDERS (compositeur), Robin MINARD (artiste sonore), BROCCOLICHI PASCAL (artiste sonore), Luigi Nono (compositeur), Renzo PIANO (architecte), Alvin LUCIER (compositeur), TOSHIYA TSUNODA (artiste sonore), Erik SATIE (compositeur), Brian ENO (artiste sonore),
Publié le 2005-11-29
Source : www.transcultures.net