LĠespace : musique-philosophie, Paris, LĠHarmattan, 1998, XII+447 p.

Sous la direction de Jean-Marc Chouvel et de Makis Solomos    

 

Introduction au livre

 

ÒLe temps ici devient de l'espaceÓ.

Wagner, Parsifal.

ÒL'Žpoque actuelle serait plut™t l'Žpoque de l'espaceÓ.

Michel Foucault, ÒDes espaces autresÓ.

 

En janvier 1997 se dŽroulait un colloque intitulŽ L'espace : musique-philosophie, organisŽ conjointement par le Centre de Documentation de la Musique Contemporaine (CDMC, Paris) et le Groupe de Recherches en Po•Žtique Musicale (UniversitŽ de Paris IV-Sorbonne). Ce livre reprend les communications qui y ont ŽtŽ donnŽes ; il est en outre enrichi de quelques autres Žcrits consacrŽs au sujet.

Le projet du colloque Žtait double. DĠune part, nous souhaitions rŽunir des musiciens (musicologues, compositeurs, interprtes) et des philosophes pour dŽbattre dĠun thme certes musical, mais auquel la philosophie, par son questionnement propre [1] , pouvait apporter des clarifications. DĠautre part, le thme en question Žtait ˆ la fois dĠune extrme prŽcision et dĠune fluiditŽ extraordinaire : il invitait par consŽquent ˆ un vŽritable dŽbat.

En effet, quĠest-ce-que lĠespace musical ? Depuis un certain nombre dĠannŽes, cette notion est entrŽe dans le vocabulaire le plus commun ; on en parle dĠune manire de plus en plus insistante, notamment du fait de lĠŽvolution de la musique du XXme sicle [2] . Cependant, ˆ lĠheure actuelle, il est difficile de la circonscrire avec prŽcision. LĠespace (musical, mais aussi lĠespace tout court) est tout, il constitue la plŽnitude du son, il est bien plus quĠun simple cadre abstrait assimilable aux coordonnŽes cartŽsiennes ; mais il est aussi rien, synonyme du vide (et du silence) : entre ces deux dŽfinitions limites, se situent des acceptions intermŽdiaires multiples.

Parce quĠils transgressent les barrires entre ÒdisciplinesÓ Žtablies Ñ musique et philosophie, mais aussi musicologie/ethnomusicologie, musique instrumentale/Žlectroacoustique, etc. Ñ, les textes rŽunis dans ce recueil accentuent cette polysŽmie et tŽmoignent, par leur grande diversitŽ, de la fŽconditŽ des recherches autour de la notion d'espace musical. Le lecteur devra donc accepter lĠidŽe quĠil existe plusieurs espces dĠespace et plusieurs manires de sÔinterroger sur lĠespace : ce volume pose des jalons pour des recherches futures en scrutant lĠespace dans plusieurs directions, parfois convergentes, parfois divergentes et, souvent, complŽmentaires.

Cependant, un certain nombre de directions y sont rŽcurrentes. CĠest pourquoi nous avons regroupŽ les articles en huit sections. Il va de soi que le lecteur reste libre de consulter les textes dans un autre ordre, peut-tre alŽatoire, mais qui libŽrerait sans doute les potentialitŽs propres ˆ chaque contribution, inŽvitablement quelque peu atrophiŽes par la classification que nous leur imposons.

 

Une premire direction est constituŽe par la phŽnomŽnologie de lĠespace. Depuis les travaux de Roman Ingarden [3] , disciple de Husserl, la phŽnomŽnologie sĠest intŽressŽe ˆ la musique ; et, alors que Husserl lui-mme Žvoquait la musique essentiellement pour tisser sa rŽflexion sur le temps [4] , elle a pu mettre en avant lĠexistence dĠune spatialitŽ musicale. Dans ce volume, Natalie Depraz, se fondant sur Husserl et Merleau-Ponty, analyse la sensation sonore et la rŽtention, la conscience de lĠŽcoute et la spatialitŽ immanente du son ainsi que la composante affective de lĠexpŽrience sonore et la constitution passive de lĠespace. A propos de la spatialitŽ immanente du son, elle pose la question suivante : ÒQuelle est donc cette spatialitŽ purement analogique, cette quasi-spatialitŽ du sonore qui nĠest pas un espace originaire, un espace rŽgi par les qualitŽs primaires, visuelles et tactiles ?Ó. CĠest dans cette direction que travaille Yizhak Sada•, qui se rŽfre aussi ˆ la phŽnomŽnologie, quoique chez lui ce terme soit synonyme dĠune approche empirique de la ÒperceptionÓ musicale. Son texte relve des cas o Ñ dans les cadres de la musique tonale Ñ il est question dĠune spatialitŽ propre ˆ la musique, interne et non externe. LĠarticle de Maria Villela-Petit suggre prŽcisŽment que la dichotomie intŽrioritŽ/extŽrioritŽ ne renvoie pas, comme lĠont pensŽ Kant ou Hegel, ˆ celle temps/espace Ñ qui, de ce fait, notamment pour ce dernier, Žtablissaient la cha”ne musique-intŽrioritŽ-temps. SĠappuyant sur Erwin Strauss, elle tente de relier la musique ˆ la rŽalitŽ, ˆ lĠextŽrioritŽ, ˆ lĠespace. Enfin, Francis Rousseaux et FrŽdŽric Pachet se rŽfrent ˆ la phŽnomŽnologie pour Žlaborer un projet informatique : un logiciel interactif visant ˆ comprendre ce qui est en jeu dans lĠimprovisation musicale. Ce projet est dŽfini comme la recherche de lĠinteraction entre Òdeux espaces de complexitŽ : dĠune part, la complexitŽ dĠexpression du sens vŽcu de lĠimprovisateur et, dĠautre part, la complexitŽ structurale du corrŽl‰t produit par lĠacte dĠimproviserÓ.

Une seconde direction, que nous qualifions ici de spatialisation de la musique, prŽsuppose une dŽfinition bergsonienne de lĠespace, qui oppose lĠoppose au temps (ˆ la ÒdurŽeÓ) selon les dichotomies homogne/hŽtŽrogne, quantitatif/qualitatif ou rationnel/intuitif [5] . Elle a dŽjˆ ŽtŽ creusŽe par Theodor W. Adorno, notamment dans certaines critiques quĠil a adressŽes ˆ la musique des annŽes 1950-60, critiques qui se rŽfŽraient ˆ la spatialisation de la nouvelle musique de lĠŽpoque comme synonyme de sa rationalisation [6] . Ici, Costin Cazaban se penche sur la pensŽe dĠAdorno et dŽfinit lĠespace comme la possibilitŽ pour les ŽlŽments musicaux Òde rŽsister ˆ la diversification dont na”t le temps musical, [la possibilitŽ] de remonter le tempsÓ. Puis, il Žvoque lĠopposition adornienne entre ÒÏuvre organiqueÓ et ÒÏuvre critiqueÓ. Jean-Pierre Armengaud, qui Žtudie lĠinterprŽtation de la musique, cherche ˆ tempŽrer le fossŽ entre musiques ÒtemporellesÓ (de lĠre tonale) et ÒspatialesÓ (du XXme sicle). Par ailleurs, il se rŽfre aux Ïuvres les plus rŽcentes, lesquelles Òont su rŽintroduire subrepticement le tempsÓ. Francis Courtot met en Žvidence une contradiction inhŽrente ˆ la musique dite ÒspectraleÓ : bien que ses ÒinventeursÓ se rŽfrent essentiellement au temps, ils finissent par engendrer une musique de lĠespace, cĠest-ˆ-dire statique. CĠest pourquoi il propose de leur opposer la pensŽe de Brian Ferneyhough. Dans le dernier texte de cette section, Pierre-Albert Castanet Žtudie la figure en quelque sorte emblŽmatique de la spatialisation de la musique prise au sens, on lĠaura compris, dĠune contestation radicale par la musique du XXme sicle de la belle linŽaritŽ temporelle propre ˆ la musique classico-romantique : la figure de la spirale. Il analyse sa forte rŽcurrence dans le rŽpertoire musical contemporain selon plusieurs axes : comme Òornement esthŽtiqueÓ, comme Òprincipe dĠŽvolution constructifÓ ou comme Òsigne mŽtaphorique dĠun parcours ˆ dominante initiatiqueÓ.

Si lĠon peut opposer lĠespace au temps du fait de la non-linŽaritŽ temporelle de la musique du XXme sicle, une longue tradition consiste ˆ les mettre en relation par la mŽdiation de la notion de reprŽsentation [7]  : dĠo une troisime direction gŽnŽrale des recherches sur lĠespace. La section Espace et reprŽsentation sĠouvre sur une Žtude dĠAntonia Soulez du modle du Òclavier auditifÓ ˆ propos de Diderot et de Helmholtz. Chez ce dernier, lĠorganisme sensoriel est reprŽsentŽ par un clavier (ce qui induit des mŽtaphores spatiales) selon une isomorphie entre ŽlŽments de sensation et ŽlŽments de lĠappareil nerveux, une isomorphie qui, prŽcise Soulez, pose problme. Jean-Marc Chouvel sĠintŽresse ˆ la reprŽsentation graphique de la musique au moyen dĠun concept empruntŽ ˆ la physique, ÒlĠespace des phasesÓ. Cette reprŽsentation offre plusieurs avantages : elle permet notamment de montrer la diffŽrence entre Žchelle (qui est par dŽfinition Òhors-tempsÓ) et mode (ancrŽ dans le temps). Pascal Criton se sert aussi du concept dĠespace de phases pour reprŽsenter et synthŽtiser le son. Son texte accorde ainsi ˆ lĠespace une dŽfinition Ñ qui remonte ˆ Ivan Wyschnegradsky Ñ en quelque sorte abstraite, selon laquelle il nĠest pas lĠespace physique ou acoustique, mais Òun principal fondamental dĠorganisation, de composition, assignable au matŽriau sonoreÓ. Une telle dŽfinition vaut aussi pour certains aspects importants de lĠÏuvre de Iannis Xenakis quĠŽtudie Peter Hoffmann. Ce dernier nomme espaces ÒabstraitsÓ les modles gŽomŽtriques, logico-mathŽmatiques ou, plus simplement, graphiques utilisŽs par Xenakis ; il analyse plus particulirement leurs transformations Ònon-linŽairesÓ ainsi que leurs transformations ÒstochastiquesÓ. En rŽfŽrence ˆ la musique Žlectroacoustique, Horacio Vaggione postule de mme une dŽfinition abstraite, cĠest-ˆ-dire mathŽmatique, de lĠespace, qui Žquivaut ˆ la reprŽsentation du matŽriau musical ˆ lĠaide dĠun ensemble corrŽlŽ de dimensions. Il sĠintŽresse notamment ˆ des espaces ÒfractionnairesÓ (aux dimensions fractionnaires), sĠŽtalant sur diffŽrentes Žchelles du microscopique au macroscopique, et analyse les conditions de ÒcomposabilitŽÓ de lĠespace ainsi dŽfini. LĠŽtude de Michle Sinapi qui cl™t cette section nous Žloigne quelque peu de la direction qui vient dĠtre ouverte, puisquĠil y est question de la construction du logos politique chez Platon. Cependant, Sinapi se rŽfre ˆ une notion dĠespace qui reste ancrŽe dans son rapport ˆ la reprŽsentation, car elle vise ˆ montrer que la construction en question appara”t comme le dŽploiement ÒdĠun certain dispositif spatialÓ en rapport avec une thŽorie de lĠimage.

La prŽtendue ÒabstractionÓ de la musique du XXme sicle peut trs bien tre apprŽhendŽe comme, au contraire, une Žvolution vers le ÒconcretÓ. En effet, depuis Edgar Varse, puis la dŽcomposition ÒparamŽtriqueÓ des sŽriels et la resynthse xenakienne et ligetienne, la reprŽsentation du ÒmatŽriauÓ musical sous la forme dĠun espace ˆ n dimensions devient de plus en plus prŽcise. La catŽgorie du matŽriau tend ˆ tout englober (mme la forme) et sĠidentifie finalement au son lui-mme [8] . Cinq textes dans le prŽsent volume explorent cette nouvelle direction, qui traite des relations entre espace et son. Hugues Dufourt montre justement que cĠest sa gŽnŽration Ñ celle de la musique ÒspectraleÓ Ñ qui a gŽnŽralisŽ lĠexpression Òespace sonoreÓ comme synonyme de la totalitŽ sonore (et donc musicale, dans le cas de la musique spectrale). Car, ayant bŽnŽficiŽ des acquis de lĠinformatique musicale, elle est parvenue ˆ une reprŽsentation quasi-exhaustive du phŽnomne sonore. Le texte de Frank Pecquet explore la mme direction. Pour Pecquet, lĠintŽgration de plus en plus poussŽe de lĠespace dans la pensŽe musicale du XXme sicle signifie la recherche dĠune prise en charge totale du sonore. Roberto Casati et JŽr™me Dokic dŽveloppent une thŽorie du son qui rend mieux compte des rapports Žtroits que celui-ci entretient avec lĠespace. A lĠencontre de la conception ÒphysicalisteÓ du son, leur thŽorie Ñ quĠils nomment ÒthŽorie ŽvŽnementielleÓÑ postule que les sons ne sont pas des ondes, quĠils Òsont des ŽvŽnements intŽressant un corps sonoreÓ et quĠils Òne se dŽplacent pas de ce corps jusquĠˆ nousÓ. Avec Vita GruodytŽ, nous revenons ˆ lĠanalyse de la musique rŽcente. Son texte analyse Òquelques configurations perceptives de lĠespaceÓ qui sont Ñ nous semble-t-il Ñ Žtroitement apparentŽes ˆ la conception dĠune musique qui sĠidentifie au dŽploiement du son dans lĠespace. Enfin, Makis Solomos met en relation le phŽnomne de la spatialisation de la musique (au sens prŽcisŽ ci-dessus) avec sa rationalisation. Puis, il propose dĠaccorder une valeur paradigmatique ˆ lĠexpression Òespace-sonÓ en tant quĠissue logique ˆ cette rationalisation qui, en mme temps, se dŽleste du pessimisme adornien.

Une cinquime direction des recherches sur lĠespace et la musique que propose ce volume nĠest pas neuve, bien que toujours aussi fertile : elle se sert de lĠespace comme mŽtaphore, ˆ des niveaux variŽs. Les auteurs rŽunis ici utilisent principalement deux mŽtaphores. La premire renvoie sans doute ˆ la plus ancienne acception du mot ÒespaceÓ en rŽfŽrence ˆ la musique, une acception quĠon rencontre dŽjˆ chez chez Aristoxne de Tarente [9]  : ÒlĠespace tonalÓ (lĠespace des tons qui, dans ce sens, deviennent ÒhauteursÓ), qui induit les notions spatiales ÒdĠintervalleÓ (pour les relations entre les tons), de Òhaut/basÓ (pour aigu/grave), etc. On devrait se demander sĠil sĠagit rŽellement dĠune mŽtaphore : on pourrait, par exemple, prendre le mot mŽtaphore dans son sens Žtymologique (ÒtransportÓ), dĠorigine spatialeÉ Si lĠon se rŽfre ˆ Francis Bayer, auteur dĠun ouvrage fondamental sur ÒlĠespace sonoreÓ (dans le sens en question) dans la musique contemporaine, on rŽpondrait par la nŽgative [10] . Quant au prŽsent volume, le premier auteur de cette section, Michel Fischer, tend ˆ rŽpondre implicitement par lĠaffirmative. Dans son texte, il analyse quatre Ïuvres pour piano du XXme sicle (de Debussy, Ravel, Messiaen et Boucourechliev) et met en Žvidence certains symbolismes qui dŽcoulent dĠune utilisation particulire de lĠespace des hauteurs. Le second auteur, Alessandro Arbo, pencherait plut™t Ñ nous semble-t-il Ñ vers une conception littŽrale du mot ÒespaceÓ appliquŽ aux tons musicaux. Son article se penche sur Condillac et, ˆ travers une problŽmatique sur lĠintervalle, pose la question de la Òtrace du sonÓ. Les quatre autres auteurs rŽunis dans cette section utilisent le mot ÒespaceÓ dans une mme autre acception mŽtaphorique : ils se rŽfrent au vŽcu du compositeur. Christian Hauer Žtudie la trajectoire de Schšnberg et distingue entre Òespace-schmeÓ (Òune structure achronique fondamentale susceptible dĠtre dŽcrite de manire abstraite et reprŽsentant un ensemble de relationsÓ) et Òespace-Ïuvre (qui concrŽtise un espace-schme). Son propos est de mettre en relation lĠespace-schme ˆ ÒlĠidentitŽ narrativeÓ (concept empruntŽ ˆ Paul RicÏur) des Ïuvres de Schšnberg. Mihu Iliescu se focalise sur Xenakis et tente de mettre en rapport ses ÒmassesÓ sonores avec Òcertains comportements caractŽristiques des foules humainesÓ, notamment par lĠintermŽdiaire de la pensŽe dĠElias Canetti. Puis, il aborde de front la question de lĠŽventuel aspect totalitaire de ces masses, question ˆ laquelle il rŽpond dialectiquement, pourrions-nous dire. Apollinaire Anakessa Kulukula traite dĠun compositeur, Jean-Louis Florentz et dĠune Ïuvre, son Requiem, qui emprunte certains ŽlŽments symboliques ˆ lĠAfrique noire. Dans son texte, il met en Žvidence ÒlĠorganisation spatialeÓ de ces ŽlŽments. Nicolas Darbon oppose deux compositeurs, Wolfgang Rihm et Brian Feneyhough quant ˆ leur exploitation de lĠespace. Il dŽfinit lĠespace ˆ la fois comme ÒacoustiqueÓ, ÒgraphiqueÓ, ÒscŽniqueÓ, mais aussi ÒmnŽsiqueÓ et suggre un dŽplacement Òde lĠancienne dialectique naturalisme/symbolisme, rŽalitŽ/dŽrŽalitŽ vers un bin™me rŽel/virtuel Ž dŽfinirÓ. Le texte final dĠEero Tarasti prte ˆ la notion dĠespace le sens de ÒsituationÓ. Il Žlabore une ÒsŽmiotique existentielleÓ qui serait ˆ mme de dŽcrypter, pour chaque compositeur, la rŽcurrence de situations particulires, quĠil propose dĠanalyser avec les outils de la logique ŽlaborŽe par Georg Henrik v. Wright.

La section Espace et lieu propose au lecteur une sixime direction pour explorer la notion dĠespace musical. Il nĠest gure besoin de nous Žtendre sur la dŽfinition de lĠespace qui y est  prŽsupposŽe : il sĠagit de lĠespace concret, de la scne ou salle de concert, de lĠespace architectural qui abrite (ou nĠabrite pas, comme dans les concerts en plein-air) la musique. Le lecteur regrettera peut-tre ici lĠabsence de textes Žvoquant les relations entre musique et architecture [11] ou analysant des musiques de lĠaprs 1945 Žcrites pour (ou Žtroitement liŽes ˆ) un lieu particulier (Hymnen de Karlheinz Stockhausen, la LŽgende dĠEer de Iannis Xenakis, Quodlibet dĠEmmanuel Nunes, pour nĠen citer que trois) ou encore, traitant du nouvel art des  Òinstallations sonoresÓ [12] . Cependant, les trois auteurs de cette section abordent des sujets originaux. Franois Picard tŽmoigne de ses enregistrements de musiques chinoises, qui posent sans cesse le problme de la disposition spatiale des musiciens. Par ailleurs, il Žvoque le concept chinois dĠespace ˆ travers la ÒmŽtaphore de lĠinternodeÓ. Leigh Landy dŽcrit certaines de ses expŽriences avec son ensemble de ÒperformancesÓ (au sens anglais du terme), qui sont Žtroitement liŽes aux lieux dans lesquels elles se dŽroulent. Son texte pr™ne aussi une ouverture de la crŽation aux amateurs. Patrice Hamel sĠintŽresse aux relations entre la musique et la scŽnographie. Refusant un rapport dĠillustration ou de fusion, il recherche leur Òautonomie articulŽeÓ, cĠest-ˆ-dire leur assemblage par rapport ˆ des aspects prŽcis, lesquels sont en dŽfinitive de nature spatiale.

Avec la section Spatialisation du son et dŽlocalisation, nous entrons dans un domaine en quelque sorte opposŽ au prŽcŽdent. LĠespace est ˆ nouveau celui physique, mais il est question de musiques qui, parce quĠelles explorent la mise en mouvement du son Ñ au moyen du haut-parleur dans la musique Žlectroacoustique ou par des trajectoires calculŽes dĠun instrument ˆ un autre dans le cas de la musique instrumentale Ñ, convergent vers sa dŽlocalisation. Les rŽalisations en la matire sont innombrables et souvent bien connues [13] . CĠest pourquoi Jean-Yves Bosseur, qui introduit cette section, tout en mentionnant les pionniers du XXme sicle (Varse, Stockhausen, Xenakis, etc.), sĠintŽresse aussi ˆ des artistes dont la rŽputation est moins affirmŽe (Marian Zazeela, Llorenc Barber, DorothŽe Selz, Jacques Serrano, etc.). Par ailleurs, il sĠinterroge sur la viabilitŽ des frontires entre arts (notamment musique et arts plastiques), qui sont remises en question par la transgression de la dualitŽ temps/espace. Flo Menezes prŽsente une analyse prŽcise des grandes oppositions quant ˆ la conception de la spatialisation du son dans la musique Žlectroacoustique. Aprs le clivage historique musique concrte/Žlectronique (la premire spatialise le son aprs la composition, alors que la seconde intgre la spatialisation dans la bande), il mentionne le cas des musiques interactives (instruments-Žlectronique) et conclut sur une quatrime attitude, de nature ÒsyncrŽtiqueÓ. Franois Bayle aborde de front la question de la dŽlocalisation, inhŽrente ˆ toute musique Žlectroacoustique. Il dŽfinit aussi des catŽgories spatiales et suggre de travailler sur les ÒdŽfautsÓ de lĠespace : Òpiges, trous et bosses, formes et reflets, illustrent ce que jĠai dŽsignŽ comme les "dŽfauts" de lĠespace, celui des sons comme de lĠauditionÓ, Žcrit-il. La table-ronde qui suit (avec Franois Bayle, Eric Daubresse, Pierre-Alain Jaffrennou, Franois Nicolas, Jean-Claude Risset et Makis Solomos) aborde un grand nombre de sujets ˆ propos de lĠespace en Žlectroacoustique : la notion ÒdĠimage-de-sonÓ, les diffŽrences entre lĠespace virtuel et lĠespace rŽel, la question de ÒlĠabsenceÓ (liŽe ˆ la dŽlocalisation), lĠŽcriture de lĠespace, entre autres. Enfin, en dŽnouant les deux expressions (spatialisation et dŽlocalisation) qui tissent la trame de cette section, Franois Noudelmann souligne lĠambigu•tŽ du statut de lĠespace dans la musique du XXme. Parce quĠelle vise une ma”trise de ÒlĠŽtendueÓ, la spatialisation du son a un c™tŽ totalitaire, estime-t-il ; par contre, la dŽlocalisation Ñ que Noudelmann apprŽhende par une Žtude (fondŽe sur Sartre et sur Merleau-Ponty) de la place de la conscience et de la corporŽitŽ de lĠespace Ñ aboutit ˆ un espace conu comme ÒespacementÓ, ÒdŽrouteÓ ou ÒdŽliementÓ.

La direction des recherches sur lĠespace indiquŽe par les textes prŽcŽdents montre combien il est facile de passer dĠun extrme ˆ lĠautre, de lĠune ˆ lĠautre des dŽfinitions limites de lĠespace que nous mentionnions au dŽbut de cette introduction : en ÒimmergeantÓ lĠauditeur dans le son, la spatialisation convoque un espace sans ÒfaillesÓ, ÒtrousÓ ou ÒdŽchiruresÓ et renvoie aisŽment au fameux sentiment ÒocŽaniqueÓ Ñ tant contestŽ par Freud [14]  Ñ que berce lĠillusion dĠune totalitŽ aimable, dĠune prŽsence intŽgrale ; simultanŽment, cette mme spatialisation, en dŽlocalisant le son, nous conduit irrŽsistiblement vers lĠabsence, en quelque sorte le vide, le silence. Cette dernire direction est explorŽe dans la section ultime de ce recueil, Espace et intŽrioritŽ. Carmen Pardo, partant de Platon, propose un itinŽraire ˆ travers trois moments philosophico-musicaux qui Žtablissent un rapport entre le penser et lĠŽcoute de la musique, par le biais de la notion dĠespace. Elle tente ainsi de circonscrire une musique qui ouvrirait Òson propre espaceÓ, celui dĠun espace en mouvement et conclut : ÒOn pourrait alors affirmer que rŽflŽchir sur la musique nĠest pas une mŽtaphore pour la pensŽe, que lĠŽcoute du sonore peut devenir une invitation ˆ entendre aussi lĠŽcoute de la pensŽe, ˆ faire attention ˆ cette mŽlodie silencieuseÓ. Pour Franois Makowski, qui se fonde sur la phŽnomŽnologie et sur Heidegger, ÒlĠespace cĠest ce qui reste quand il ne reste plus rien, ce qui reste quand il manque tout, quand tout fait dŽfautÓ. Par ailleurs, Makowski tente dĠappliquer les distinctions entre Žtendue, lieu et espace ˆ la musique. Ivanka Stoianova examine les liens Žtroits, chez Luigi Nono, entre espace et silence : lĠun comme lĠautre valent comme ouverture ˆ lĠAutre. Son texte apprŽhende lĠespace chez Nono ˆ plusieurs niveaux : la spatialisation de la matire sonore, celle du texte poŽtique dans certaines Ïuvres et enfin lĠespace intertextuel.

 

Le tout dernier Žcrit renvoie le lecteur ˆ la couverture de ce recueil : DŽborah Blocker analyse le travail du peintre Francis Brun qui nous a gracieusement autorisŽ ˆ reproduire ses dessins. Par ailleurs, nous tenons ˆ remercier Marianne Lyon et Katherine Veyne (CDMC) ainsi que Jean-Yves Bosseur (UniversitŽ Paris IV-Sorbonne), sans lĠappui et lĠaide desquels le colloque, qui se trouve ˆ lĠorigine de ce volume, nĠaurait pas pu avoir lieu. Hugues Genevois (Direction de la Musique et de la Danse, Ministre de la Culture) nous a permis de trouver les financements nŽcessaires pour sa rŽalisation. Enfin, Pierre-Albert Castanet, Nicolas Darbon, Mihu Iliescu, Franois Noudelmann, Franois Picard, Michle Sinapi et Franois Nicolas, outre leur contribution originale ˆ ce livre, ont bien voulu relire avec nous les Žpreuves : nous les en remercions vivement.

 

Makis Solomos

 

 

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[1] Notons que la problŽmatique philosophique sur lĠespace a bŽnŽficiŽ dĠun regain dĠintŽrt rŽcent. Parmi les publications immŽdiatement antŽrieures ˆ ce colloque : Le temps et l'espace, Paris, Ousia, 1992 ; revue Epokh nĦ4, 1994 ; revue Les Cahiers philosophiques de Strasbourg nĦ1, 1994.

[2] Les Žcrits sur lĠespace en musique (le plus souvent en rŽfŽrence ˆ la musique du XXme sicle) forment dŽjˆ un corpus imposant : nous renvoyons aux innombrables rŽfŽrences bibliographiques des textes rŽunis dans ce volume.

[3] Cf. Ingarden (Roman), QuĠest-ce quĠune Ïuvre musicale ?, trad. D. Smoje, Paris, Christian Bourgois, 1989. La premire rŽdaction de lĠoriginal allemand date de 1928.

[4] Cf. Husserl (Edmund), Leons pour une phŽnomŽnologie de la conscience intime du temps, trad. H. Dussort, Paris, P.U.F., 1964, ¤3ss.

[5] Cf. Bergson (Henri), Essai sur les donnŽes immŽdiates de la conscience, Paris, P.U.F., rŽŽd. 1993, passim.

[6] Cf. Adorno (Theodor W.), ÒMusique et nouvelle musiqueÓ (confŽrence de 1960), dans Quasi una fantasia, trad. J.-L. Leleu, Paris, Gallimard, 1982, pp.280-281.

[7] Dans le sens le plus direct du mot ÒreprŽsentationÓ, on pensera bien entendu ˆ lĠinvention de la notation musicale occidentale qui met en relation lĠÒespaceÓ tonal (des hauteurs) avec le dŽroulement temporel.

[8] Il est dĠailleurs ˆ noter que la notion de ÒmatŽriauÓ (anciennement : ÒmatŽrielÓ), bien que non rŽcente Ñ on la rencontre dŽjˆ au VIIme sicle, chez Isidore de SŽville par exemple : cf. Duchez (Elisabeth), ÒLĠŽvolution scientifique de la notion de matŽriau musicalÓ, dans Barrire (Jean-Baptiste) (Žd.), Le timbre. MŽtaphore pour la composition, Paris, Christian Bourgois, 1991, p.48 Ñ a surtout ŽtŽ exploitŽe ˆ partir des annŽes 1930, notamment avec Theodor W. Adorno et son dŽbat avec Ernst Krenek (cf. paddison (Max), AdornoĠs Aesthetics of Music, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, chap.2).

[9] Dans ses Armonika Stoiceia. Cf. BŽlis (Annie), Aristoxne de Tarente et Aristote : le TraitŽ dĠharmonique, Paris, Klincksieck, 1986, notamment le chapitre ÒLĠespace sonoreÓ.

[10] Cf. Bayer (Francis), De Schšnberg ˆ Cage. Essai sur la notion d'espase sonore dans la musique contemporaine, Paris, Klincksieck, 1981, introduction.

[11] Pour une synthse de ces relations, cf. Forsyth (Michael), Architecture et musique. L'architecte, le musicien et l'auditeur du XVIIme sicle ˆ nos jours, Lige, Mardaga, 1987.

[12] Parmi les Žcrits les plus rŽcents sur les installations sonores, nous renvoyons ˆ szendy (Peter), ÒInstallations sonores ?Ó, RŽsonances nĦ12, 1997.

[13] Toute histoire rŽcente de la musique du XXme sicle comprend, en rgle gŽnŽrale, un chapitre sur ces rŽalisations.

[14]